mardi 30 septembre 2008

Droits de l’homme et responsabilité des entreprises

Les entreprises ont le devoir de respecter les droits de l’homme, les Etats celui de les protéger. Telles sont les principales conclusions d’un rapport du conseiller spécial de l’ONU pour la question des entreprises et des droits de l’homme, Klaus Leisinger

Klaus M. Leisinger est membre du Groupe de travail sur les droits de l’homme du Pacte mondial des Nations unies . Il est aussi président et directeur de la Fondation Novartis pour un développement durable et professeur de sociologie à l’Université de Bâle


Klaus Leisinger* - Depuis quelques années, les multinationales sont de plus en plus souvent pointées du doigt pour de graves violations des droits de l’homme dans les pays à faible revenu par habitant. Au rang des délits dénoncés : meurtres politiques (Ken Saro-Wiwa, opposant des compagnies pétrolières au Nigeria), financement de guerres civiles (les « diamants du sang »), soutien à des dictatures (les compagnies pétrolières en Birmanie), atteintes écologiques potentiellement mortelles (l’industrie de l’acier au Kazakhstan) ou encore esclavagisme et mise en danger de la santé des travailleurs (l’industrie textile en Asie du Sud et en Amérique centrale).

A mesure que l’opinion publique se focalise sur le respect des droits de l’homme par les entreprises, elle juge de plus en plus souvent leurs activités en fonction de ce critère-là : un fabricant de machines de chantier s’est ainsi vu accuser de complicité de violation des droits de l’homme parce que des bulldozers de sa marque avaient été utilisés pour la destruction de maisons en Palestine, des embouteilleurs d’eau minérale ont été soupçonnés d’avoir contribué à la pénurie d’eau et des entreprises pharmaceutiques se font clouer au pilori pour vouloir protéger leur propriété intellectuelle en faisant breveter le résultat de leurs investissements dans la recherche.

Or, l’excès de zèle dans ce domaine a un effet pervers : il met au même rang les violations les plus impitoyables (exécutions arbitraires, torture, épuration ethnique) et d’autres plus légères (par exemple, l’absence d’assurances sociales pour les travailleurs immigrés), ce qui a pour conséquence de banaliser les crimes les plus graves.

Le rapport 2008 de John Ruggie, nommé par Kofi Annan conseiller spécial des Nations unies pour la question des droits de l’homme et des entreprises, constitue le meilleur état des lieux des discussions actuelles en la matière.

Les activités des entreprises ont des conséquences qui touchent à tous les droits de l’homme. Celles-ci doivent donc prendre leurs responsabilités dans ce domaine, qui sont différentes mais complémentaires de celles de l’Etat et des autres membres de la société :

- L’Etat est le premier responsable de la défense des droits de l’homme et il lui appartient de prendre toutes les mesures nécessaires pour protéger ses citoyens contre toute forme de violation. Ce devoir de protection (duty to protect) comprend les mesures de prévention aussi bien que l’investigation des violations avérées ou suspectées, la condamnation des coupables et l’attribution de dédommagements.

- Les entreprises ont une responsabilité particulière concernant le respect des droits de l’homme (duty to respect) là où les lois nationales sont inexistantes ou, si elles existent, là où l’Etat n’a pas les capacités institutionnelles (ou la volonté) de les faire respecter. Selon le rapport, la responsabilité minimale qui leur incombe est de n’infliger aucun dommage (do no harm) .

- Les responsabilités sont réparties entre les différents membres de la société. Les entreprises, en tant qu’acteurs de l’économie, remplissent certaines tâches spécifiques que d’autres (les ONG ou l’Etat) n’ont pas.

L e rapport critique le fait que la plupart des entreprises ne disposent d’aucun système formel de surveillance ni de mesure des conséquences de leurs activités économiques sur le respect des droits de l’homme, et réclame l’instauration d’un devoir de diligence ( due diligence ). Celui-ci permettrait aussi de mettre un terme au flou actuel entourant les concepts de « sphère d’influence » et de « complicité ».

Pour une entreprise, adhérer au Pacte mondial des Nations unies de 2000 signifie s’engager à en appliquer « dans sa propre sphère d’influence » les dix principes. Mais la définition de cette « sphère d’influence » donne lieu, depuis le début, à des interprétations divergentes : les entreprises s’efforcent d’en réduire la portée (par exemple le périmètre de l’usine) tandis que les ONG cherchent à l’étendre (à leurs yeux, payer des impôts à un régime politique méprisant les droits de l’homme équivaut à soutenir ceux qui violent ces mêmes droits).

Le rapport final recommande de faire la distinction entre, d’un côté, les « effets directs » (impact) des activités d’une entreprise et, de l’autre, sa « marge de manœuvre » (leverage) en matière de respect des droits de l’homme (sa capacité à influencer ses fournisseurs ou les autorités locales). S’il appartient indiscutablement à chaque entreprise d’éviter toute violation des droits de l’homme dans les effets directs de ses activités, son influence sur d’autres acteurs ressortit à son libre arbitre dans l’exercice de ses responsabilités. Pour clarifier les responsabilités concrètes de chacun dans un contexte spécifique, les entreprises devraient donc signer une convention de diligence ( due diligence ) après avoir analysé de manière critique les activités de l’entreprise et de son réseau en tenant compte des conditions locales.

Le deuxième principe du Pacte mondial de l’ONU demande aux entreprises de veiller à ne pas se rendre complices de violations des droits de l’homme. On distingue trois formes de complicité :

- la complicité directe, lorsqu’une entreprise aide l’Etat à commettre des violations (déplacement forcé de populations pour l’implantation de sites industriels ou d’usines hydroélectriques) ;

- la complicité de profit, lorsque l’entreprise bénéficie des violations commises par des tiers (répression violente par la milice de l’entreprise de manifestations pacifiques contre les effets délétères des activités commerciales de celle-ci) ;

- la complicité silencieuse, qui consiste à rester passif face à des violations répétées des droits de l’homme, au lieu d’aborder la question avec les autorités responsables et de contribuer ainsi à améliorer la situation.

On retrouve ici, une fois de plus, la distinction traditionnelle entre ce qui est légal au regard des lois locales et ce qui est perçu comme légitime par les sociétés modernes. Aucune « bonne » entreprise ne peut se cacher derrière de « mauvaises » lois : ses pratiques légales, mais illégitimes, ne lui vaudront sans doute pas de se retrouver devant un tribunal officiel, mais le jugement du « tribunal de l’opinion publique » tombera, lui, tel un couperet.

Nous savons bien que tout ce qui a été clarifié et précisé par écrit dans le rapport Ruggie se verra tôt ou tard soumis à des interprétations divergentes en fonction des intérêts de chacun. Le débat se poursuit donc, quand bien même la Chambre de commerce internationale, l’Organisation internationale des employeurs et les organisations non gouvernementales actives dans la défense des droits de l’homme ont réservé un accueil positif au rapport. Le mandat de John Ruggie a été reconduit pour trois ans avec pour mission, notamment, d’approfondir le contenu concret des obligations des entreprises dans le domaine des droits de l’homme.

Le respect des droits de l’homme fait partie de la culture morale du monde civilisé. Comme tous les acteurs de la société, les entreprises doivent travailler à les intégrer comme garde-fou dans l’orientation de leurs activités. Dans la gestion des affaires courantes, les instances dirigeantes devraient définir une politique d’entreprise et des directives visant à assurer le respect des droits de l’homme. La mise en pratique des principes éthiques devrait être du ressort de la hiérarchie et faire l’objet de vérifications.

Là où il existe un vide juridique, les entreprises éthiques savent se montrer créatives et agir dans le sens des normes et des conventions internationales. Elles respectent, par leurs agissements et leurs décisions, la Déclaration des droits de l’homme et leurs propres directives internes. Celles qui négligent les principaux consensus de la communauté internationale se placent hors du champ du commerce acceptable.

Depuis juin 2008, le rapport du conseiller spécial pour la question des entreprises et des droits de l’homme constitue une nouvelle norme de référence pour une gestion des affaires conforme aux droits de l’homme. Les entreprises agissant de manière responsable analyseront leurs pratiques commerciales et leurs effets sur les tiers à la lumière de ce document, et adopteront le cas échéant les mesures correctives nécessaires.



Aucun commentaire: